PERSONAL WORK (FR)
Julien Mignot est représenté par la Galerie Intervalle (Paris).
Airline
“J’ai cherché un horizon toute ma vie. A force de le poursuivre et de le voir en permanence s’échapper, j’ai préféré l’intégrer comme constante motrice dans mon panorama général.
Airline s’intéresse aux lignes à la fois comme trace de démarcation et comme lien imaginaire. Voyager requiert un point de départ et une destination que l’on relie en général par une ligne courbe qui bien souvent est une droite.
L’horizon est courbe mais le segment retenu nous parait des plus droit.
Paris-Mumbay est un long trajet, peut-on le résoudre à un instant sans supporter le fantasme de la télé-transportation ?
Airline est un paradoxe permanent qui fabrique du sens métaphysique à partir d’une matière banale. C’est se saisir de l’air, du faire, du mouvement et de la ligne, et laisser le tout s’évanouir instantanément.”
Screenlove
"Ma mère était concierge, et nous occupions le logement de fonction sous les toits de la mairie de Beaumont. Pour voir dehors, il fallait monter des marches : les grandes ouvertures donnaient beaucoup de lumière et cadraient le ciel au cordeau. Il fallait d’abord grandir pour voir.
Je passais mon temps, la nuit, à regarder l’immeuble d’en face. Je me souviens attendre l’accident, mais cet échantillon de France était désespérément plus sage que mes vœux de voyeur adolescent. La genèse de Screenlove était déjà derrière ma paire de jumelles.
Je me suis demandé à quoi pouvait bien correspondre la version updatée de ce passif de voyeur, qu’étaient devenus cette fenêtre, lumière allumée, sans rideau qui passionnait mon adolescence ?
L’équivalent en webcams se trouvent chez accrocs du live porno. Les exhibitionnistes habitaient la dernière page, le haut du panier étant tenu par des jeunes gens demeurant partout dans le monde, pratiquants exubérants ou sages, organisés ou indépendants, évoluant au fur et à mesure que l’on sondait les pages vers des pratiques locales, crues, désinhibées.
Voir ou être vu, le mode opératoire est simple. Pour les professionnels, il s’agit de réunir derrière sa webcam un maximum de voyeurs qui tips avec des jetons pour déclencher ou encourager les frasques des broadcasters. Le montant des tips dénude, fesse, caresse, embrasse, branle ou pénètre le destinataire solo ou coordonné avec son ou sa partenaire. Ils sont également connectés à des jouets high-tech qui vibrent plus ou moins fort, plus ou moins longtemps, en fonction bien entendu du montant, dans l’orifice choisi.
Les pages de présentations rappellent la grande époque de MySpace et racontent leurs auteurs. En ouvrant plusieurs fenêtres, on peut entendre jouir en Colombien à quatre voix, tout en écoutant une Américaine peroxydée jouer du ukulele, une Japonaise donner de la voix sur son jouet rose connecté tandis qu’un couple ukrainien joue à Mario Kart.
J’avais enfin un monde sous les yeux, un monde codé, peuplé d’Autruches, de barbecue, de canapé miteux, de sommiers rebondis, de papier peint tour Eiffel ou de planches de skateboard de hipsters du Minnesota. J’ai vu des Chiliens alektotophiles, des Roumains xylophiles, des gays fumants, des couples en lapin qui découpaient leurs jeans à la demande, des godes multicolores, des licornes, des pervers percés, des traders se masturbant en Rolex, un cycliste Australien se suçant lui-même, des Russes fans de Jean-Claude Vandam et une Canadienne qui adorait se peigner longtemps.
Le tout dans un décor aménagé, mais bien réel.
J’ai regardé attentivement. Toujours à travers un Leica pour conserver l’acte photographique. J’ai photographiais le cadre de l’écran, net, ou bien je me suis rapproché à loisir pour rentrer dans la chair et faire apparaître l’anonymat. J’ai enregistré des heures de rush. J’ai compilé des biographies et archivé des timeline de jouissance corrélées à des tentatives de karaoké pour anglaise fan de folk. J’ai compilé des climax orgasmiques et l’ennui le plus glaçant, j’ai essayé de parler du Monde entier sans bouger de mon petit écran."
96 Months
Texte de Julien Mignot lu par Jeanne Balibar pour l'exposition 96 Months.
"Après le temps de repos nécessaire à l’argentique, j’ai décidé d’éditer tous les mois les images classées “divers“ sur mon ordinateur. Ces images sont inutiles. Ce sont pourtant celles qui sont le plus proches de moi, puisqu’elles constituent les archives singulières d’un point de vue unique, mouvant à chaque instant.
La démarche est intéressée. Il ne s’agit pas de dire « voilà ce que j’ai vu » ou « voilà ce que j’ai vécu », il s’agit d’observer ce qu’il reste d’un instant unique que nous n’avons pas partagé, si proches ou si loin que nous sommes. Ce qui compte dans chaque image c’est ce qu’elle évoque pour celui qui la regarde. C’est cette petite histoire personnelle qui m’intéresse. Chacune
d’entre elles est unique puisqu’elle fait appel à l’imaginaire du spectateur confronté à une hypothèse du réel attrapée au vol.
Voyez ce que je n’ai sans doute jamais vu, ce que j’ai cru voir et que vous verrez sans doute, ce que je ne verrai jamais et qui sera pourtant comme une évidence à vos yeux.
Pendant 8 ans j’ai posté chaque mois une série de photo, une playlist et un texte. C’était une sorte de journal intime. Une façon de dire, patience, je cherche encore. C’était déjà une interaction avec la musique et l’écriture. Nous avons finalement retenu une image par mois et 96 minutes de texte lu, les images portent le titre de morceaux de musique.