SCREENLOVE

Nuit Blanche 2021, Paris, musée de la musique, 2021

©Alexandre Wallon

«Ma mère était concierge, et nous occupions le logement de fonction sous les toits de la mairie de Beaumont en Auvergne où j’ai grandit. Pour voir dehors, il fallait monter des marches : les grandes ouverturesdéversaient une lumière intense et cadraient le ciel au cordeau. Il fallait d’abord grandir pour voir. Je passais mon temps, la nuit, à regarder l’immeuble d’en face. Je me souviens attendre l’accident, mais cet échantillon de France était désespérément plus sage que mes vœux de voyeur adolescent.»

C’est ainsi que Julien Mignot décrit rétrospectivement son épiphanie photographique et le point de départ qui initiera le développement de sa curiosité à l’égard ses semblables. Sans le savoir, la série Screenlove existait déjà derrière sa paire de jumelles. Vingt ans plus tard en 2017, alors photographe confirmé, Mignot décide d’adapter  au monde moderne cette vision voyeuriste adolescente. Internet est une fenêtre sur le monde, les réseaux permettent à tout le monde de dévoiler son intimité, il ne lui en faut pas plus pour débuter sa recherche immobile. Vissé derrière son écran il documente le quotidien en open source de miliers de personnes qui laissent leurs caméras ouverte, dans le but d’être regardé. C’est sur les sites de performeurs pornos live qu’il retrouve un dispositif conforme à ses attentes.  Les exhibitionnistes habitent la dernière page, le haut du panier est tenu par des jeunes gens demeurant partout dans le monde, pratiquants exubérants ou sages, organisés ou indépendants, évoluant au fur et à mesure que l’on sonde les pages vers des pratiques locales, crues, désinhibées. Pour les professionnels, il s’agit de réunir derrière sa webcam un maximum de voyeurs qui tips avec des jetons pour déclencher ou encourager les frasques des broadcasters. Les pages de présentations rappellent la grande époque de MySpace et racontent leurs auteurs. En ouvrant plusieurs fenêtres, on peut entendre jouir en Colombien à quatre voix, tout en écoutant une Américaine peroxydée jouer du ukulele, une Japonaise donner de la voix sur son jouet rose connecté tandis qu’un couple ukrainien joue à Mario Kart.

Ce monde sous ses yeux est un monde commun mais codé. Il est peuplé d’autruches, de barbecue, de canapé miteux, de sommiers rebondis, de papier peint tour Eiffel ou de planches de skateboard de hipsters du Minnesota. Vivent dans ces décors des chiliens alektotophiles, des roumains xylophiles, des gays fumants, des couples déguisés en lapin qui découpent leurs jeans à la demande, des godes multicolores, des licornes, des pervers percés, des traders qui se masturbent en Rolex, un cycliste Australien se pencheant sur lui-même dans des acrobaties perverses, des russes fans de Jean-Claude Vandam et une canadienne qui adore se peigner longtemps.

Devant cette matière foisonnante, Julien Mignot décide de tout collecter. Il photographie l’écran avec son Leica pour conserver l’acte photographique. La distance minimale de mise au point franchie, il se rapproche, floute les visages pour conserver l’anonymat de ses sujets et se rapprocher de la chair. Lorsque les décors sont vides, il les collectionne compulsivement. Il enregistre tous les sons et les compile en « sex tape », véritables K7 remixées qui constituent la bande son de la série. A la manière d’un photographe documentaire, il observe ce biotop à la loupe et décrit à travers ce prisme pornographique un monde plus bassement ordinaire, stratifié, codé, un monde de castes où la jouissance et l’exposition des fantasmes assumée raconte en creux notre monde normé, pudique et normal.